Chaque véhicule avait son odeur - son parfum, fouillis d’objets personnels, rumeurs et sensations. Quand j’étais sur le siège du passager, je savais que j’allais entrer dans l’espace personnel du conducteur, leur petit monde. Il nous fallait toujours un moment ou plus pour s’habituer à la nouvelle disposition. Ensuite, fidèle à la tradition humaine, on commence à tâter le terrain pour créer des connexions par toutes les manières que l’on connaît. Certains conducteurs commençaient avec des questions suscitées par une forte curiosité, d’autres attendaient que le silence s’installe avant de commenter le paysage. D’autres encore ne parlaient pas du tout: quelques regards de côté et un hochement de tête suffisaient. Je m’adaptais au rythme qu’ils avaient, moi-même confortée par leur propre sensation de confort. Tous se laissaient aller à plus de familiarité à leur façon.

Pendant ma première année d’université, j’ai traversé l’Europe en autostop deux fois. En partant de La Haye, nous sommes allées vers le sud - direction Marseille - et vers l'est à Prague. Moi-même et une autre jeune fille voyagions à toute vitesse parmi les vies de plus de 25 étrangers en quelques jours. Sur les sièges avant d’un camion qui transportait des potirons de Grenade à Prague, je sentais la force et la patience du lien entre deux tchèques âgés qui se relayaient au volant. Je peux témoigner avec souffrance de l'histoire d’une femme français-sénégalaise dont le partenaire s’était vu refuser l’accès en Europe alors qu'elle-même ne pouvait pas se permettre de partir. La route sans fin m’a donné le temps de comprendre le sens que ces mots  avaient pour ces gens. Je commençais à être absorbée par leurs histoires, et mes réactions sincères leur donnaient la force d’en dire plus. Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Nous avions tous conscience d’une chose: nous ne nous rencontrerions pas de nouveau. Les pressions sociales et les attentes tombaient de nos épaules avec un grand soulagement.

Après chaque voyage, je mettais de côté un autre enseignement sur l'espèce humaine et sur la manière de parler les uns aux autres.

Beaucoup de ceux qui s'arrêtaient pour nous n’avaient jamais pris d’autostoppeurs auparavant. Il y avait une certaine nervosité, un inconfort dans leur voix lorsqu’ils nous le disaient. Je n’ai jamais su comment cette nouvelle expérience a pu se développer en eux par la suite L’auto-stop est un échange marquant entre des étrangers, mais sans service de suivi. J’étais prise en auto-stop à la sortie d’une station essence au milieu de nulle part, sur une autoroute sans âme, et ils avaient un peu de compagnie pour un trajet ennuyeux ou solitaire. Au-delà de ça, nous étions libres de faire ce que nous voulions de cette expérience. Après chaque voyage, je mettais de côté un autre enseignement sur l’espèce humaine et sur la manière de parler les uns aux autres. Plus je connais de gens différents, plus je connais des façons de s’exprimer différentes. C’est une information cruciale pour une étudiante en politique internationale comme moi, parce qu’en générale les politiciens ne sont pas très doués pour se parler les uns les autres. L’empathie est mise de côté pour faire place à des étiquettes clivantes, et la générosité est oubliée perdue dans un autocontrôle égotiste.

En regardant l’aube réveiller toute la vie d’un nouveau jour, à toute allure dans le pick-up d’un étranger, je me rappelais ces vertus, et j’étais remplie d’un soudain amour pour elles. D’un seul coup, je reconnaissais le soupir qu’ils poussaient avec l’éclosion du matin - il sonnait comme le mien. La générosité soit bénie, merci mon Dieu pour cette empathie. Donc, pour améliorer les choses, laissons les politiciens s’asseoir de longues heures le long d’une autoroute et sauter de joie quand un hippie de gauche ou un bigot de droite leur offre un siège de passager.